Guide culturel: Les ninjas scooter au Vietnam

Il s’agit d'une image représentant de la culture du scooter au Vietnam, une manifestation de l’obsession pour les peaux claires, et parfois la cible d’un sexisme généralisé.

Chaque matin, avant de parcourir les rues en scooter, Phi Anh s'enveloppe dans un épais sweat-shirt à capuche, un masque facial, une paire de longs gants, des lunettes de soleil et une «robe de couverture», un vêtement qui ressemble à un tablier de cuisine recouvrant ses jambes. Même si sa tenue est agréable qu’il s’agisse d’une belle robe ou d’un jean décontracté et d’un t-shirt, cela sera caché jusqu’à ce qu’elle soit à l'abri du soleil.

"Je dois faire ca ", a souligné la jeune de 23 ans. "Je ne veux pas que ma peau s’assombrisse. De plus, il est impossible de supporter le soleil ici, il brûle notre peau."

Dans la ville tropicale de Saigon, où le soleil brille toujours et où la plupart des gens ne disposent pas d’une voiture pour se protéger des rayons du soleil, la tenue de Phi Anh est un choix populaire parmi les conducteurs de scooters exposés au soleil.

En fait, une étude réalisée en 2016 par W & S, une société d’études de marché de l’Asie du Sud-Est, a montré que c’était la méthode préférée pour éviter le soleil au Vietnam. Les personnes interrogées ont déclaré que cette technique prévient les dommages dus aux rayons UV - tels que le cancer de la peau, les coups de soleil et les taches de rousseur - et protège aussi leurs cheveux et leurs yeux.

Guide culturel: Les ninjas scooter au Vietnam

La culture de la blancheur

Ces multiples couches de vêtements et accessoires sont une indication de l'obsession féminine avec la peau pâle. Comme ailleurs en Asie, les tons clairs de la peau ont longtemps été considérés comme une critère de beauté et de statut social élevé au Vietnam. Ainsi, de nombreuses femmes supportent la chaleur accablante pour que leur peau ne soit pas touchée par le soleil.

L’explication populaire de cette préférence concerne les racines agricoles du Vietnam. Les pauvres étaient généralement des paysans bronzés travaillant au soleil dans les rizières, tandis que les riches avaient une peau plus claire et étaient souvent représentés "assis à l'ombre, mange dans un bol en or" (proverbe vietnamien désigne les gens ayant une vie riche et confort).

Cette fascination culte s’explique par les anciens contes folkloriques du pays, qui décrivaient généralement de beaux personnages féminins à la peau blanche. Certains sont même morts en essayant d'obtenir un peau plus clair. Dans Tam Cam, connue comme la version vietnamienne de Cendrillon, la vilaine sœur est sauté dans un bain d’eau bouillante, pensant que cela lui donnerait une "belle peau blanche". Cela est l'un des contes les plus célèbres au Vietnam et est enseigné dans les écoles.

De nos jours, cette préférence pour la pâleur est motivée par les effets de vagues culturelles étrangères, de l’occidentalisation à l’époque coloniale et de la mondialisation à la sensation K-Pop récente.

L’un des grands gagnants a été l’industrie cosmétique. Une étude réalisée par Intage Vietnam, une société d’études de marché, a révélé que l’effet blanchissant était la priorité de la majorité des clients, représentant 66% de leurs décisions d’achat. Profitant en second de cette frénésie, c’est la vente des tenues. D'un prix allant de 70 000 à 100 000 VND (2 à 3 euros), ces manteaux et robes sont vendus partout dans des motifs, des couleurs et des styles variés.

Les délinquants typiques

Les tenues "ninja", comme on le surnomme avec ironie au Vietnam, portées principalement par les automobilistes sont devenues si dominantes dans la rue qu’elles sont plus qu’un simple tendance de la mode ou une manifestation de la bataille séculaire des femmes pour une peau claire.

Les "ninjas" vietnamiennes ont également constaté que leur aptitude à conduire était mise en doute et, dans certains cas, condamnée, en particulier sur les médias sociaux.

Sur Facebook et Youtube, plusieurs séquences en dashcam montrent que des femmes à tenues colorées sont à l'origine des accidents de la route. Elles ont été capturées "faisant signe de tourner à droite avant de tourner à gauche", "coupant imprudemment devant d'autres véhicules" ou "s'arrêtant brusquement sans aucun signal". "Ce doivent être toutes les couches et les masques. Cela les empêche de voir la route", a écrit un internaute.

Nguyen Minh, un chercheur vietnamien spécialisé en sémiotique dans les études sur les médias, explique pourquoi cette représentation des chauffeuses de scooter est devenue si populaire sur les réseaux sociaux et estime que cela est devenue le bouc émissaire de la pression croissante du trafic dans les grandes villes.

"Bien que nous ne sachions pas à quelle fréquence ces femmes enfreignent le code de la route dans la vie réelle, elles sont devenues un bouc émissaire facile pour les internautes qui souhaitent exprimer leur colère contre la mauvaise conduite en général. Quand on pense aux villes du Vietnam, on pense aux scooters. Et quand on pense aux motos, on pense à l’image des femmes à visage caché qui roulent dans la rue tous les jours. Leur présence est omniprésente, mais en même temps, elles n’ont aucune identité. Être anonyme, c’est la cible idéale pour les blagues téméraires sur Internet", a ajouté Minh.

Il a également noté que cette représentation notoire n'a émergé que ces dernières années. "Comparativement à l'époque où le mot ninja était utilisé pour la première fois de manière amusante pour décrire les femmes bien couvertes sur les scooters au début des années 2000, les images sur les médias sociaux deviennent de plus en plus cruelles. Quand les gens vous parlent d'un certain type de mauvais conducteur, vous avez tendance à vous rappeler de manière sélective chaque fois que vous êtes coupée dans la rue par des femmes portant une tenue similaire afin de confirmer la théorie, en négligeant les hommes qui ne correspondent pas à la description.", a déclaré Hoang Linh, fondateur de l'Organisation vietnamienne pour l'égalité de genre.

Linh a raconté qu'elle avait elle-même été témoin de la façon dont cela se passait. "Mon instructeur Photoshop a déjà produit une série d’affiches décrivant les Ninja scooter et les a montrées à la classe. Il a expliqué qu’après avoir entendu les légendes, il en avait finalement rencontré un lors d’un accident à une nuit de pluie. L'instructeur a conclu qu'il ne faisait de discrimination, mais ces femmes sont vraiment les créatures sans cervelle. Il n'a eu besoin que d'une seule expérience pour prouver son argument et a ensuite consacré du temps et des efforts à discriminer un groupe de personnes."

Guide culturel: Les ninjas scooter au Vietnam

Victime de sexisme?

Plus sombre encore, les bandes dessinées et les vidéos "Ninja Scooter" sont devenues un coin où les gens peuvent exprimer leurs préoccupations au sujet des femmes conducteurs.

"C’est peut-être un peu diffamatoire pour les femmes en général, mais c’est un crime de leur vendre des motos", selon l’un des commentaires les plus appréciés sur la page Traffic Ninja.

Interrogé sur ces propos, Dinh Thang pense qu'ils "ne font aucun mal". "Les phrases sont dures, mais je pense que les gens ne les disent que pour s'amuser. J’ai vu des femmes se moquer de leur conduite, même dans le monde occidental. Elles ont certaines limitations par rapport aux hommes. C’est une chose universelle", a déclaré l'artiste.

Bien que Thang ajoute qu'il ne pense pas que quiconque ait l'intention d'interdire aux femmes de conduire, certains pensent que des blagues et des commentaires ont des conséquences plus sexistes que prévu.

"Le problème des blagues sur les  ninjas scooters est qu'ils se sont éloignés du but ludique et ont évolué pour s'adresser aux femmes et finalement condamner leurs compétences de conduite", a déclaré un représentant de Dua Thi Phai Vui, une page Facebook vietnamienne qui s'attaque à des comportements sexistes en ligne.

Les commentaires tels que le fait de vendre de l'essence aux femmes étant un crime sont tout simplement sexistes, généralisant à l'excès et qualifiant toutes les femmes comme conductrices négligentes. Les experts ont noté que les attaques cinglantes sur les médias sociaux témoignaient des préjugés sexistes existants au Vietnam. Les femmes étant largement considérées comme inférieures dans la société, leurs erreurs dans la rue sont plus exposées aux critiques sévères, voire injustes. Et si les auteurs d'infractions routières peuvent être n'importe qui, sans distinction de sexe ou d'âge, quelques femmes qui partagent la même apparence ont été sélectionnées pour une campagne de diffamation au publique.

Lorsqu'on lui a demandé si son masque et son manteau l'empêchaient de voir la route, comme de nombreux suspects, Phi Anh l'a démentie. "Si tel est le cas, pourquoi personne ne se plaint-il du casque intégral de moto? Je considère ces discussions comme une activité divertissante. Dans ce pays, on peut pas attendre que les gens comprennent à quel point ils discriminent les femmes."

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